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Jean-Pierre Leroy, Revue de littérature comparée 3 (1995), pp. 345-348.
En neuf chapitres, le volume regroupe une douzaine d'articles, certains
remaniés ou refondus pour l'occasion, publiés de 1957 à 1988 dans divers
recueils et revues de langues allemande, anglaise, espagnole et française.
Les premières études examinent successivement cinq oeuvres de Shakespeare, Lope de Vega et Corneille. Dans Le Soir des Rois, les extravagances
des personnages secondaires, les illusions volontaires du duc et la sentimentalité irrationnelle d'Olivia font de l'Illyrie une vraie "nef des fous". La
mission de Viola et de Sébastien est de dénoncer ces anomalies et de guérir
les égarés, en faisant coïncider réalité et apparence. La pièce reste gaie mais
annonce la comédie sombre, voire la tragédie. La vision est plus pessimiste
dans Troïlus et Cressida, dont l'idée centrale est une désintégration de toutes
les valeurs. Les qualités guerrières des Grecs et des Troyens dégénèrent en
brutalité, vengeance impitoyable ou dissimulation politicienne.
Parallèlement, la passion romanesque de Troïlus pour une Cressida imaginaire se
dégrade quand il découvre la faiblesse de la femme et le vide de l'amour.
C'est le triomphe de la dérision. Gérard s'interroge ensuite, à propos d'Othello,
sur les relations entre intelligence et conduite de l'existence. Il montre que les
déficiences mentales du protagoniste, nature généreuse mais esprit primitif,
de même que le mauvais usage que Iago fait de son intellect, les vouent
également à l'échec. Leur drame - et celui de Hamlet, paralysé par sa
lucidité - reflète les doutes du dramaturge sur l'aptitude de la raison
humaine à atteindre la vérité. Le chapitre IV met en lumière l'unité
dynamique du Chevalier d'Olmedo. La comedia débute dans la grâce et la vivacité,
mais déjà apparaissent les germes de la catastrophe (par exemple, le recours
illicite à la sorcellerie). Bien qu'elle s'achève dans la terreur tragique, on peut
penser qu'Alonso, dont les sentiments s'approfondissent et la personnalité
héroïque s'affirme, trouve sa rédemption en même temps que son châtiment.
Enfin, une réévaluation des personnages de La Mort de Pompée et de leurs
attitudes face au pouvoir permet d'éclairer la hiérarchie de valeurs qui
structure la tragédie. Hiérarchie comportant quatre degrés: opportunisme
pragmatique de Ptolémée; ambition et égoïsme chez Cléopâtre, qui rejette
cependant les moyens ignobles, contraires à sa "gloire" ; comportement
ambigu de César, dont la magnanimité cache mal sa soif de puissance
absolue; et, au sommet, volonté chez Cornélie de subordonner son destin
personnel à son devoir civique, ce qui suggère qu'elle est le porte-parole des
vérités ultimes de la pièce.
Dans ces chapitres, portant chacun sur une pièce particulière, l'auteur
ouvre parfois des perspectives plus larges (1). Les quatre derniers ont un
caractère plus nettement comparatiste, puisqu'ils mettent en parallèle, tour à
tour, deux ou plusieurs oeuvres appartenant à des littératures différentes. La
question de "l'amour-propre" (au sens où l'entend La Rochefoucauld)
comme mobile des actions humaines donne lieu à un rapprochement
inattendu entre Fuenteovejuna de Lope et Tite et Bérénice de Corneille. Les
paysans de la comedia dominent leurs instincts, comme l'empereur et la reine
sacrifient leurs propres désirs au bien de l'état. Ainsi ils s'accomplissent et
leur amour désintéressé est récompensé ou par un bonheur sanctionné par le
Ciel, ou par une renommée immortelle. L'essai suivant présente deux
exemples de ruptures avec la doctrine traditionnelle, qui établissait un lien entre
sexe et péché et fixait comme seule fin au mariage la procréation. Milton dans
Le Paradis Perdu et Vondel dans ses deux drames, Lucifer et Adam exilé,
offrent de l'union d'Adam et Eve au jardin d'Eden une peinture qui innocente
et légitime le plaisir charnel, consacré par Dieu. Entre deux pièces de
Corneille et de Vondel ayant, à première vue, peu en commun, le chapitre
VIII fait apparaître de curieuses similitudes de constructions sur des systèmes
de valeurs morales à trois niveaux. Dans Le Cid, l'amour doit céder au devoir
prescrit par l'honneur, mais le code féodal de l'honneur doit lui-même
s'effacer devant le service de l'État, seul absolu, représenté par le roi justicier
et responsable du bonheur de ses sujets. Dans Jephté, le protagoniste, qui a
fait passer les injonctions de sa conscience avant son affection paternelle,
reconnaît, trop tard, qu'il existe une juridiction supérieure, la volonté de Dieu, dont les médiateurs sont, pour le catholique Vondel, les autorités
ecclésiastiques. Une dernière étude s'intéresse au thème de la vengeance,
quand un personnage se trouve contraint de tuer un être aimé: son épouse
(Othello, Le Médecin de son honneur de Calderón), son fils (Le Châtiment
sans vengeance de Lope) ou sa soeur (Horace). Si horrible que soit son crime,
le héros est présenté, à l'issue d'un débat intérieur, comme ayant agi sans
haine et sans colère, convaincu d'être l'instrument d'une justice
transcendante, exercée au nom d'un idéal profane ou religieux.
Dans une riche introduction, proposant un panorama du théâtre européen
entre 1590 et 1680, l'auteur s'emploie à justifier l'unité de son ouvrage, qui
rassemble des points de vue apparemment disparates. Il reconnaît que le titre
choisi est discutable, puisque, parmi les oeuvres envisagées, on trouve une
comedy, une tragi-comédie, des comedias et même un poème biblique (2). En
outre, les écrivains, de deux générations distinctes, relèvent de traditions
chrétiennes différentes. Il n'existe pas entre eux de relations d'influence.
Certains obéissent aux règles pseudo-classiques, les autres les ignorent.
Pourtant, les compositions dramatiques les plus significatives des deux
premiers tiers du dix-septième siècle expriment des tendances communes,
que Gérard cherche à définir en recourant au concept de baroque. Il ne se
réfère ni aux thèmes, ni aux formes, à peine aux structures, privilégiant la
pensée baroque et le message idéologique qu'elle contient. S'inspirant des
critères retenus par Leo Spitzer pour caractériser le baroque espagnol, il
insiste sur les idées de conflit et de réconciliation des contraires. A la
croyance médiévale en un ordre universel, hiérarchisé et régi par Dieu, se
sont opposées les aspirations de l'époque Renaissance à la liberté
individuelle, sources de contestations et de troubles, ce qui a entraîné une réaction
dans le sens de l'autorité. La conscience des forces opposées a pu aussi
susciter scepticisme et pessimisme (comme en témoignent Le Soir des Rois
et Troïlus et Cressida). Mais, le plus souvent, les dramaturges veulent
surmonter les antagonismes et affirment, avec optimisme, la possibilité de
résoudre les contradictions. Sur le plan de la morale privée, toutes les formes
de l'hubris (par aveuglement, orgueil, ambition...) sont développées. En
suivant le schéma faute-châtiment ou faute-châtiment-repentir-pardon,
l'intrigue aboutit à un retour à l'ordre conforme à la nature (Othello) ou à la loi
divine (Jephté). Sur le plan socio-politique, les drames historiques de
Shakespeare, comme nombre de pièces de Lope et les premières tragédies de
Corneille, sont autant de mises en garde contre les risques d'anarchie que sont
rébellion, usurpation, conception infatuée de l'honneur. Au prix de luttes, de
souffrances, de désastres, s'opère la restauration du pouvoir suprême, qui
garantit le bien collectif, Shakespeare et Corneille ne visant qu' à l'organisation de la société d'ici-bas, sans référence au surnaturel. Le roi de la comedia
lopesque étant toujours le vicaire de Dieu, l'obéissance au souverain coïncide
avec l'obéissance à la loi divine: le dramaturge espagnol réalise le mieux la
synthèse des différents niveaux, moral, politique et spirituel.
Notre résumé est nécessairement schématique. Les analyses de Gérard
sont solides et nuancées, présentées de façon simple et claire, avec un grand
souci d'efficacité pédagogique (qui le fait procéder à de fréquents bilans
partiels, ce qui n'est pas sans causer quelques redites). Même si on peut
parfois opposer à son argumentation des interprétations divergentes, également recevables, elle emporte l'adhésion du lecteur (3). Le livre est complété
par une bibliographie substantielle, signalant les apports les plus récents de
la recherche, largement mis à contribution dans le corps de l'ouvrage.
1. Par exemple, des développements sur les doutes et l'anxiété "fin de siècle" dans La
Jérusalem délivrée, les Essais de Montaigne, Don Quichotte (p. 28), sur les images de César et
de Pompée chez Plutarque, Lucain, les dramaturges anglais et français (p. 85-86), etc.
2. L'expression Baroque Drama serait peut-être plus adéquate. Il est vrai que le mot drama
apparaît dans le sous-titre.
3. On peut critiquer des points de détail. Pour n'en donner qu'un exemple, il n'est pas sûr que,
dans La Vie est un songe de Calderón, Rosaora et Astolfo soient liés par "un authenthique amour réciproque" (p. 133).
A la fin de la pièce, Rosaora semble avoir perdu toute inclination pour Astolfo et ne l'épouser que pour recouvrer son honneur.
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